Nous sommes en 1878. Madame de la Pommière traîne par la main le plus étrange « magot » qui se puisse imaginer. Pendant plusieurs années, il la suivra pas à pas comme un pauvre petit caniche attaché par une laisse invisible. Oh ce n’est pas que l’enfant soit laid, bien au contraire, mais on le voit habillé à la « chie-en-lit ». On le voit accoutré d’une toque écossaise à plume, d’une veste de petit zouave, d’une cravate sang de bœuf, d’un pantalon gris-perle tombant sur des escarpins. D’autres fois le voilà affublé d’une large redingote et d’un pantalon, bien trop grands pour lui. Le pauvre enfant usait les vêtements du « bon papa Fritsch ». Il ne jouait jamais, ne fréquentait aucun de ses petits voisins.
Les caquets de marcher bon train, quel est cet enfant au teint maladif ? Sans doute le petit Noël baptisé à Senlis en 1870 ? Les dates concordent. A ceux qui se sont risqués à lui poser la question, Madame de la Pommière expliquait que c’était le fils de feu son mari qu’il avait eu en premières noces.
Le temps passa, Mr Fritsch mourut après s’être remarié à une jeune Irlandaise. Madame de la Pommière continuait d’intriguer par ses longues absences, puis l’on se blasa.
Après de longs mois d’absence on vit Mme de la Pommière un dimanche apparaissant à la messe de Saint Vincent accompagnée d’un page d’une douzaine d’années. Tiens, Noël est revenu pensait-on ? Interrogée par Mr Mahon, Mme de la Pommière répondait
«Noël est resté en Italie, ou… peut-être il est mort à Pau… Je ne sais pas. Celui-là je l’ai tiré d’un patronage et je le garderai mieux que l’autre ».
Albert était son nom. Il endossa les mêmes vêtements que son prédécesseur.
Quant à Noël on apprendra plus tard que cet enfant serait effectivement mort à Pau sous le nom de Georges de la Pommière, mais comme dans toute notre histoire aucune preuve n’en fut trouvée.
Rarement, très rarement, telle une elfe, une blonde fillette inconnue de tout le monde, descendait dans la rue. Mais on entendait par la fenêtre « Ketty, ma petite Ketty, ne t’éloigne pas ». Plus tard Mme de la Pommière expliquait :
– « J’aime Ketty, c’est une petite anglaise de bonne maison. Ce qui m’attache à elle, c’est le souvenir de Sainte –Hélène »
La fillette tout comme Albert s’évanouit un jour de la rue saint Yves à l’Argent.
Mme de la Pommière continuait de recevoir souvent des lettres chargées reçues d’Allemagne. Ses absences répétées donnent à l’imagination libre champ. S’étant refusée d’obéir au décret de 1888 obligeant tout étranger à faire déclaration de domicile à la mairie, on annonce que la Comtesse de la Pommière serait sous le coup d’un arrêt d’expulsion.
Mais nous entendrons le préfet transmettre les ordres de son ministre « laissez-nous tranquille, nous en faisons notre affaire ». Il est vrai, un document confidentiel nous apprend que plusieurs fois l’ambassadeur d’Autriche intervint en sa faveur, bien qu’il n’avait pas la certitude qu’elle fut Autrichienne.
D’autres documents nous apprennent que « Mme Eugénie de Lünck se disait veuve du comte Raoul, Théophile de la Pommière, avec lequel elle prétendait être mariée à Rome par un évêque…Se disait née à Vienne, en 1832… » Mais pendant tout le temps qu’elle a passé en France, il n’a jamais été possible d’établir sa nationalité, ni son état civil véritable.
Le grand sablier du temps continue son œuvre. Vieillie tout doucement, Mme de la Pommière vit de ressources inconnues. Elle devint bizarre. Singulièrement elle commence à s’accoutrer. Et pourtant, comme elle est séduisante encore. Elle se confiait rarement et recevait presque jamais. Toutefois, au fil du temps, tel un puzzle, des informations venaient ça et là .
On vit un jour entrer chez elle un magnifique prélat tout droit venu de Rome. Il séjourna pendant deux ou trois semaines, mais, convaincu par l’abbé Laurent, curé de Senlis, il s’en est allé.
Les voyages de Mme de la Pommière l’attiraient souvent vers l’Italie. Elle apporta un jour à une baronne Senlisienne un message d’un illustre cardinal qui lui était bien connu. Dans sa conversation elle citait de grands noms de la haute aristocratie romaine.
Un jour un vieux Senlisien confiait son admiration pour cette Dame.
-« Jeune, elle me menait rue Saint Yves. Oui, j’entends bien, le désordre était grand…Mais chez elle, que d’objets de prix, quelles magnifiques toiles de maîtres dont en connaisseur elle appréciait la beauté. D’où venaient ces belles choses dont elle était si fière ? ».
Mais voici le plus surprenant des témoignages :
En 1885 un étranger était venu visiter Senlis plusieurs fois. Il ne pouvait pas passer inaperçu. On aurait imaginé un prophète de l’ancien testament, ou encore Barberousse à cause de la couleur de sa barbe. On apprit que ce très illustre docteur en médecine n’était autre que Philippe Fritsch, frère de notre musicien M. Fritsch. Un jour le « Herr Doktor » alla visiter M. de Pontalba, un honnête Senlisien fort cultivé, ayant de grandes relations en France et à l’étranger. Voilà à peu près ce que fut la conversation, évoquant certains conflits financiers que M. Fritsch a eu avec sa belle fille Mme de la Pommière :
-« Avouez cher Monsieur que le gouvernement devrait bien donner une pension à ma ‘nièce’ »
-« Mais il me semble que ce serait plutôt à l’Autriche de le faire » répondit Mr de Pontalba.
-« Non, Madame de la Pommière est Française. Et si vous ne connaissez pas le secret de sa naissance, je vais vous le dévoiler :
Eugénie de la Pommière est la fille du duc de Reichstadt ».
On imagine ce coup de théâtre Eugénie de Lünck, Comtesse de la Pommière serait la fille de l’Aiglon, petite fille de Napoléon Ier.
Cette histoire, racontée par Monsieur André de Maricourt dans son ouvrage « le Mystère de la rue Saint Yves à l’Argent » dont cette série d’articles constitue un résumé, ne s’arrête pas là .
L’auteur poursuivit son enquête. Nous découvrirons bien d’autres secrets de la vie de notre mystérieuse Dame de la rue Saint Yves à l’Argent.